Le 17 mars 2020, Sophie Wilmès annonçait un renforcement des mesures de sécurité pour endiguer la diffusion du coronavirus : la Belgique était placée en quarantaine. Alors que la majorité des pigistes a été remerciée du jour au lendemain, beaucoup ne remplissent pas les conditions pour bénéficier du droit passerelle. Quel sera le futur de ces journalistes dont l’emploi, déjà instable avant la crise, est désormais en péril?
Au cours de ces dernières semaines, j’ai beaucoup entendu parler des secteurs les plus touchés par la crise sanitaire, (horeca, commerces), mais pas des journalistes indépendants. J’ai donc souhaité consacrer ce premier article à mes collègues. Je tiens à préciser que ma démarche ne s’inscrit pas dans une volonté de blâmer les médias ou les autorités, mais plutôt dans un désir d’éveiller les consciences sur la réalité du métier de journaliste, ce métier«mal-aimé » qui se précarise à force de prestations mal payées et de statuts contournés. Par «pigistes », entendez «statut précaire », car en général les médias n’ont pas suffisamment de budget que pour leur octroyer des contrats de salariés. Pigistes, ils acceptent de travailler dans des conditions qui sont souvent loin d’être idéales. Pigistes, aujourd’hui, en raison de la crise sanitaire, ils se retrouvent dans une situation qui, pour beaucoup, est intenable.
Pour mieux comprendre la situation actuelle, un petit retour en arrière s’impose. À compter du mois de mars, les médias ont adapté leurs plannings et travaillé en équipes réduites. Des dispositions prises tant par mesure de sécurité, que par anticipation économique ou encore, en raison de la suppression d’un grand nombre d’activités sociales. Les médias ont alors distribué leurs tâches en priorisant leurs salariés. Ils ont adopté des mesures particulières pour leurs programmes d’information, essentiels en cette période de crise. Du jour au lendemain, les pigistes ont vu leurs horaires se dégager, voire se vider.« Nous avons reçu un mail de la direction qui expliquait que les piges allaient se faire de plus en plus rares (…) la plupart des émissions ont été supprimées, la direction a annoncé qu’elle allait privilégier les salariés », explique Aurélie. Journaliste, elle travaille depuis février 2018 pour une télévision belge en tant qu’étudiante. Depuis octobre 2018, elle facture des piges en tant que journaliste indépendante pour ce même média. Comme beaucoup de professionnels du métier, elle n’est pas salariée et facture ses prestations via la coopérative Smart, une alternative qui lui permet d’effectuer des piges ponctuelles tout en conservant un statut d’employée par contrat à durée déterminée. Avant la crise sanitaire, Aurélie effectuait en moyenne entre 10 et 15 piges par mois pour ce média, ce qui lui assurait un revenu fixe. Aujourd’hui, Aurélie se retrouve sans revenus.
« Je n’existe pas »
De par son statut particulier, Aurélie ne rentre pas dans les critères pour solliciter les aides mises en place : elle n’est ni indépendante à titre principal, ni salariée car elle n’a pas de contrat à durée indéterminée. Elle ne peut prétendre au droit passerelle ou au chômage temporaire : « Je me rends compte que je ne rentre dans aucune case et que, aux yeux de la société, je n’existe pas ». Aurélie souhaiterait introduire une demande de chômage complet, mais elle est sans nouvelles de la Capac depuis des semaines. Elle est aussi consciente que l’allocation qui lui serait octroyée ne lui permettrait pas de couvrir ses frais. Enfin, si elle conserve son statut de pigiste au sein de ce média, le futur est incertain :« la grille des programmes redevient petit à petit normale, mais on nous a prévenus que les piges allaient continuer à se faire rares (…) Je n’ai donc aucune idée de la fréquence à laquelle je travaillerai dans les mois à venir»…
Pour Corentin, jeune journaliste, la situation est d’autant plus complexe. En octobre dernier, il avait entamé une collaboration free-lance avec une radio belge qui devient rapidement son client principal. « Avant le confinement, il était prévu que je travaille une semaine sur deux à la radio, cela en passant par Smart (…) lorsque le confinement fut imposé, ils ont remercié les pigistes pour privilégier les salariés, ils ont diminué l’offre, supprimé l’émission du soir sur laquelle je travaillais. Ils m’ont dit qu’ils n’avaient plus besoin de moi pour le moment.» Corentin se retrouve sans travail. Jeune diplômé, il n’a pas encore cotisé assez que pour bénéficier du chômage complet. « Pour le moment je suis sans revenus ». Corentin n’est pas non plus certain de récupérer son poste au cours des prochains mois : « On m’a dit qu’à partir du mois de juin je pourrais reprendre, mais sans garantie et peut-être pas à la même fréquence. Ils m’ont dit qu’ils avaient mes coordonnées et qu’ils me contacteraient si besoin».
Des aides dont les critères ne sont pas adaptés aux statuts des journalistes
Interpellée que ses membres ne puissent pas bénéficier du chômage temporaire, la coopérative Smart entend faire valoir les droits de ses prestataires et lance un plan d’aide sociale. Ce n’est qu’à compter du 3 avril, suite à une décision du ministre de l’Emploi, que les FAQ de l’Onem sont adaptées. Néanmoins, ces dispositions, selon Smart , restent floues. Pour toute demande de chômage temporaire à compter de mars ou d’avril, Smart se doit de rassembler des «preuves » qu’un contrat de travail futur a été établi avec le client et cela, avant le confinement : « vous devez nous envoyer des preuves probantes de votre accord avec votre client datant d’avant le 14 mars pour que nous puissions introduire une demande de chômage temporaire », peut-on lire dans l’un des nombreux courriers que les gestionnaires de dossiers ont envoyés. Les mesures de l’Onem ne sont pas forcément adaptées aux pigistes. Les rédactions ont souvent pour habitude d’établir les plannings des journalistes au début de chaque mois ou de façon sporadique ce qui, dans la plupart des cas, ne rend pas les pigistes éligibles pour une demande de chômage temporaire.
Le 15 avril 2020, l’Association des Journalistes Professionnels de Belgique (AJP) tirait la sonnette d’alarme. L’organisation adressait une note aux membres des gouvernements wallon, bruxellois, de la Fédération Wallonie-Bruxelles ainsi qu’aux présidents des partis. Elle demandait : «La création d’une cellule de soutien spécifique, avec un budget dédié, pour répondre aux demandes d’aide financière des journalistes indépendants» et «l’adaptation des mesures d’aides existantes pour que les journalistes puissent y accéder». D’après un sondage réalisé par l’AJP début avril, à cette date, seulement «35% des journalistes indépendant.e.s ont fait appel au droit passerelle. 65% d’entre eux ne l’ont soit pas obtenu, soit pas demandé », explique Gilles Milecan, conseiller juridique de l’AJP.
Ces 65% rassemblent tous les journalistes indépendants à titre principal qui n’ont pas introduit de demande, mais aussi ceux qui passent par Smart et les indépendants à titre complémentaire. Ces derniers ne payant pas de cotisations, le droit passerelle leur est refusé dans un premier temps. « Au départ, les indépendants complémentaires n’avaient pas accès à cette aide. Ensuite, l’aide passerelle s’est ouverte aux indépendants complémentaires, pour autant qu’ils cotisent à la hauteur du minimum de ce qu’un indépendant à titre principal débourse. Le problème, c’est que la plupart des journalistes à titre complémentaire sont légalement dispensés de payer ces cotisations. On a essayé de faire entendre cela aux ministres mais nous n’avons toujours pas eu de réponse » ajoute Gilles Milecan.
Suite aux démarches entreprises par l’AJP, la Fédération Wallonie-Bruxelles débloque un fonds de 500.000 euros : « (…) nous réfléchissons aux différentes modalités d’un projet spécial du fonds pour le journalisme ; les critères seront plus larges, de manière à ce que ce fonds soit accessible au plus grand nombre de personnes, soit à tous les journalistes indépendants au sens large du terme » poursuit Gilles Milcean. Les aides régionales wallonne, (2.500€) et bruxelloise (2.000€) sont aussi désormais ouvertes aux journalistes à titre principal, ce qui n’était pas le cas au départ. Malgré ces mesures, on constate qu’à ce jour, il est bien complexe pour les journalistes qui ne sont pas indépendants à titre principal et qui passent par des organisations comme Smart ou Merveilles d’obtenir une indemnité.
Contraints de quitter la profession?
Le futur ne laisserait-il donc rien présager de « bon » pour les pigistes ? Comme l’indique l’AJP sur son site :« la crise Covid accentue la précarité déjà très prégnante des journalistes indépendant.e.s. Beaucoup, devenu.e.s pauvres du jour au lendemain, seront forcé.e.s de quitter la profession ». Au-delà de la situation précaire dans laquelle les journalistes indépendants se retrouvent, les revenus publicitaires des médias, (tous secteurs confondus), sont en chute libre. L’effondrement du marché publicitaire prive la presse écrite de 60% à 80% de ses recettes publicitaires. Il en est de même pour les médias audiovisuels. Le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA), qui a réalisé « une enquête sectorielle relative à l’impact des mesures de confinement sur les services de médias audiovisuels belges de la Fédération Wallonie-Bruxelles », révèlait le 8 mai que les radios en réseau et les radios indépendantes étaient les plus touchées. Quant aux télévisions locales belges, elles redoutent une baisse de leurs subventions alors que l’impact économique de leurs revenus publicitaires se chiffre entre 30% et 100%.
Ces restrictions budgétaires se répercuteront inévitablement sur les modes de fonctionnement des rédactions et leurs pigistes.Les journalistes indépendants sont pourtant indispensables à la population, tout comme les médias pour lesquels ils travaillent. Le CSA déclare que la « crise sanitaire a généré des audiences historiques pour les médias audiovisuels belges et leurs programmes d’information », ce qui se traduit par un besoin réel de s’informer de la part des citoyens. Comme l’AJP le souligne, « (…) en temps de crise, le journalisme sauve des vies. L’information correcte, sourcée, vérifiée, est aussi indispensable que le matériel de protection». Il est vrai que sans les journalistes, la population aurait difficilement pu se tenir informée de l’évolution de la crise sanitaire.
Pourquoi, dès lors, le statut des pigistes est-il dévalorisé à ce point ? Pourquoi, aujourd’hui, la plupart de ces professionnels ont-ils l’impression de ne pas exister aux yeux de la société? Pour reprendre la journaliste et traductrice Nora Bouazzouni, également instigatrice du site paye ta pige : « si le journalisme est précaire, l’information deviendra précaire ».
Il y a donc urgence à réagir.