Il y a des souvenirs qui se refusent à sombrer dans l’oubli. La douleur qu’ils ravivent est si violente qu’elle s’apparente à une tempête, qui se déplace, sans cesse. On a beau modifier son allure, la tempête modifie aussi la sienne: elle vous poursuit un nombre incalculable de fois et vous engage dans une danse interminable, contre votre gré.
Voilà plusieurs années que je porte le poids d’un souvenir sur mes épaules, une tempête infernale qui m’a poussée dans mes retranchements les plus extrêmes.
J’ai longtemps hésité avant de prendre la parole, tant par peur de la réaction de mon entourage, de mes amis, de mes collègues de travail, que par crainte d’affronter l’exutoire des personnes les plus médisantes, qu’incarnent les réseaux sociaux.
Par ces mots, je souhaite partager mon histoire mais aussi réagir à ce que je vois passer sous mes yeux depuis plusieurs années. Réagir au discours d’une société, qui se dit émancipée et libérée, mais qui ne prête pas suffisamment d’attention aux manquements subsistants. Enfin, je tiens à préciser que ma démarche s’inscrit dans le cadre d’un témoignage et qu’elle n’engage aucun des médias avec lesquels je collabore.
Condamnée
Lorsque j’étais adolescente, ma route a croisé celle de quatre hommes, qui ont bouleversé ma vie à jamais. Ce jour-là, la vie m’a montré un autre visage. Ce jour-là, une partie de moi s’est éteinte.
Vivre un viol collectif, c’est comme si l’on vous tirait quatre balles dans le corps avant de vous forcer à vous relever. Une fois relevée, il vous faut survivre, ôter vous-mêmes ces balles et panser vos blessures pour avancer. Il n’y a alors rien de plus pénible que de continuer à vivre dans ce corps. On peut quitter une ville, un pays, une personne, mais lorsque l’événement s’est déroulé dans le corps, en son creux, au fond du ventre, on est condamné à vivre avec.
Il est également impossible de faire le deuil de tout ce que l’on perd dans ces moments. Si l’on doit pleurer ce que le viol a détruit en soi, on pleure toute sa vie. Alors on pleure des futilités. On pleure son jean préféré, car il est plus simple de se dire que l’on va devoir apprendre à vivre sans son jean préféré, que de se dire que l’on a perdu son innocence.
Avant d’écrire ces mots, j’ai connu les cauchemars, le dégoût de moi-même, l’envie de mourir, l’envie de rien, le manque de perspectives, le désarroi et le chagrin de ma famille, impuissante face à ma souffrance.
J’ai été hospitalisée pour dépression, consulté des psychologues, des psychiatres, des sexologues, des ergothérapeutes, suivi des séances d’hypnose, de méditation, de relaxation, …
On m’encourageait à parler, à extérioriser ma douleur, à aller de l’avant, mais personne ne me disait comment vivre, et non plus subir. Ma vie, tout comme celle de mes proches, était un calvaire .
Accepter l’inacceptable
Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris que chaque tempête, même la plus violente, avait un sens. Comme le dit un célèbre adage bouddhiste, “rien n’est constant, si ce n’est le changement”. Et si même les montagnes les plus grandes finissent un jour par disparaître, la douleur, peut, elle aussi, s’estomper.
Adulte, je me suis aperçue qu’en étant malheureuse, la seule personne que je punissais, c’était moi. Je me suis alors lancé le défi de réaliser mes projets les plus fous, en me disant que mon bonheur serait ma plus belle revanche.
Le chemin de la guérison fut long. Chaque pas en avant s’est imposé comme un sacrifice de moi, pour moi, contre moi. J’ai survécu dans un premier temps par obligation et, au fur et à mesure, j’ai réappris à aimer la vie, à aimer mon corps . Ce corps dans lequel je m’efforçais de vivre et qui, aujourd’hui encore, porte les traces d’un combat qu’il a perdu.
Petit à petit, j’ai lâché prise et je me suis aguerrie de l’épreuve. Je me suis façonné la vie dont je n’avais pas osé rêver. J’ai fait du sport, repris mes études, obtenu mon diplôme, voyagé, rencontré des gens, dépassé mes limites. Chaque victoire, aussi petite soit-elle, fut un dépassement de moi mais surtout, un pas vers l’accalmie.
Aujourd’hui, je suis enfin apaisée. La femme que je suis devenue n’est plus envahie par la honte et la douleur. Il y aura toujours un Avant, un Après, mais mon état d’esprit a changé : je ne suis plus une victime, mais une survivante. Et ce glissement sémantique n’a rien d’anodin : il signifie, à mes yeux, que je suis une gagnante.
Violer le silence
Si je prends la parole, ce n’est pas seulement dans le but de me libérer ou d’adresser un message d’espoir aux personnes abusées. Je tiens également à souligner que là où la société est censée aider les victimes à se relever, elle leur inflige une double peine, à bien des égards.
Le viol reste, dans la majorité des cas, impuni. Selon un rapport réalisé par Amnesty International Belgique Francophone et SOS viol en mars 2020, chaque année, plus de 45.000 dossiers de plaintes pour viol ou harcèlement sexuel sont enregistrées par les parquets belges. 53% des plaintes sont classées sans suite.
Par ailleurs, alors que le viol occasionne des blessures profondes, les traitements des victimes ne sont que très peu pris en charge. Comment, dès lors, sont-elles censées survivre à ce traumatisme si la société ne leur donne pas les moyens de se soigner? Quelle attention, en outre, accorde-t-on aux familles, qui sont, la plupart du temps, désemparées face à la souffrance d’un proche?
Ces failles amplifient “la culture de la honte”. Rares sont les femmes qui partagent leur histoire par “peur de la réaction” de leur entourage, peur du regard des autres. Rares sont les survivantes qui évoquent ouvertement leur reconstruction, car elles ont l’habitude d’entendre qu’il est préférable de ne pas “s’exposer”.
Lutter sur un front plus large
Malgré l’émergence des mouvements féministes et en dépit des campagnes lancées sur les réseaux sociaux, les victimes se sentent seules.
Le mouvement #MeToo s’est imposé comme une révolution au service des femmes, de leur parole, de leur corps, de leur dignité. Un espace de parole s’est ouvert. Cet espace de parole connaît néanmoins de nombreuses limites.
Sans vouloir ouvrir le débat, et non sans respect pour cette démarche, les militantes ont-elles pleinement conscience de l’ampleur des dégâts occasionnés lorsqu’elles hurlent contre la société? Qu’offrent-elles comme armes de combat aux victimes, au-delà d’un hashtag? Ne banalisent-elles pas les comportements les plus graves, là où elles incriminent les actes les plus anodins? Enfin, dissuadent-elles vraiment ceux qui ont besoin de revoir leur comportement aux autres?
Tant que ces différents aspects seront relégués au second plan, les femmes abusées, faute d’aides, n’auront d’autre choix que de souffrir en silence.
Pour reprendre la sociologue Aurore Koechlin, “Nous, les femmes, pouvons conquérir de nouveaux droits, nous pouvons obtenir des évolutions dans les comportements, mais notre exploitation ne prendra fin qu’avec l’instauration d’une autre société”.
Une société où la solidarité et le changement s’inscrivent sur un front plus large.
La culture du viol s’affranchit de l’identité sexuelle, du statut économique, de la religion ou de l’âge. Mais l’éradiquer est l’affaire de tous. L’éradiquer, c’est dire aux autres femmes, également victimes de viol, que ce qui compte, pour essuyer l’épreuve, ce n’est pas la tempête en tant que telle… mais la façon dont on y réagit, et que rien n’est impossible.
L’éradiquer signifie, pour moi, sortir du silence, dire qu’aujourd’hui, je suis toujours debout.
Ewa Kuczynski
Photos : Denis Meyers & Sébastien Alouf
Bravo.
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Merci pour votre témoignage boulversant. Vous avez raison, bien sûr. Éradiquer la culture du viol est l’affaire de tous. J’ai une petite fille de 10 ans et un petit garçon de 5 ans. Longtemps, j’ai surtout enseigné à ma fille à tenir tête aux machos, à enfoncer des portes… Très récemment, on m’a expliqué – à raison – que c’était surtout à mon fils que je devais apprendre à ne pas devenir une crapule. En lisant votre témoignage, j’ai compris l’importance de cette tâche. En tant qu’homme, je ne peux que vous présenter nos excuses pour le comportement abject de ces brutes et vous promettre que je ferai tout pour que mon fils n’en devienne pas une.
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Merci, simplement merci. Je ne trouve pas d’autres mots, juste des larmes sur mes joues.
Votre récit est tellement vrai, tellement, tellement….
Je me doute qu’il y aura encore des jours de tempête, et que rien ne sera oublié ,mais Votre intelligence vous permet de réaliser qu’il y a encore de belles choses dans la vie.
De tout cœur avec vous.
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Ewa, bravo pour ton courage!!!
Tu es si forte et intelligeante!
L’avenir appartient à TOI.
De tout cœur…
Kasia
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